L'Identité selon Kundera

L’intrigue : Jean-Marc et Chantal veulent vivre leur amour en marge du monde. Cette marge s’apparente finalement à un cauchemar dans lequel ils oublient même leur nom. Ils se réveillent.

 

 

Chantal : une femme déshabillée de ses vêtements et de sa mémoire.[1]

 

Jean-Marc : Un homme sans prénom, seul face à l’univers.[2]

 

Les cris des deux amants de l’Identité se perdent alors, échos d’un cauchemar contigu. C’est la fin d’un mauvais rêve de deux cents pages. C’est la conclusion d’une vie volontairement clandestine, d’une vie dans laquelle on brûle délibérément ses papiers, d’une vie qui se couche pulsionnellement sur papier.

 

***

 

Les héros du livre de Kundera ont été jetés dans l’existence – ou plutôt, ils veulent le croire effrénément. Chantal se félicite de la mort de son enfant[3] et sa ménopause la rend libre de mépriser un monde qu’elle ne pourra plus jamais infliger à personne. Jean-Marc se prend pour un marginal[4] et rejette désabusé, l’amitié[5] : c’est un misanthrope de profession, à peine crédible.[6]

 

Ils sont comme des bébés qui s’empêtreraient dans le cordon qu’ils cherchent à déchirer : Chantal se cache derrière le masque conformiste au travail[7] tandis que Jean-Marc s’est installé dans une « marginalité bien luxueuse »[8] - au frais de sa compagne.

 

Le Père qui coupe le cordon, le Père qui apprend la solitude au sein du monde est nié par leur désir d’indépendance. Leur caprice ne peut tolérer de paternité. Les pères sont « papaïsés »[9], les papas sont des « petites souris »[10] passées sous la coupe des belles-sœurs[11] et donc, les « petites souris » sont quittées pour des amants plus jeunes. L’amant est lui aussi bien chétif devant la solitude, la « triste solitude qui précède la mort »[12]. Il ne la connaît plus car il n’a plus personne à qui l’éviter et il ne la vainc plus car il n’a pas plus personne à qui donner son nom. L’homme a-paternel est l’homme sans nom, l’homme sans fonction : il se rabougrit car il n’a plus de place à prendre.

 

A l’éloge féminin de la vie[13] cède sa peur de la mort[14]. Bienheureuse versatilité qui nous promet que ça bouge, que ça tourne, que ça chante…[15] Il faut bien fuir dans le présent quand on est une femme et que personne ne nous a appris la solitude. Et puisqu’on n’arrive à plus à s’ennuyer[16], à rester esseulée[17], percluse dans son égoïsme ; on « se construit ». On se « délivre de sa vie précédente »[18]. Néanmoins femme, il nous faut un homme pour s’en imaginer une autre.[19] Shopenhauer affirmait en ce sens : « Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir. Et la preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance absolue contraire à sa nature s’attache aussitôt à n’importe quel homme par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un maître. Est-elle jeune, elle prend un amant ; est-elle vieille, un confesseur. »[20] La femme s’émancipe pour ne plus folâtrer avec ses enfants mais avec son amant – lequel offre un avantage inestimable : il peut être considéré comme un jouet. La femme émancipée souffre de myopie, elle se laisse envahir par ce qui est sous ses yeux : les apparences, les oripeaux d’un Homme - comme un trophée de la virilité massacrée.

 

 

Ainsi, « l’espace aménagé »[21] par les amants pour s’émanciper du monde, ce « bain blanc »[22] duquel fut gommé l’insalubre humanité, ce que Chantal appelle une « hérésie, une transgression des lois non écrites de la communauté humaine » accueille un rabougri et une superficielle. C’est l’hérésie : ne vouloir qu’une partie du tout et si possible, la plus légère, la crème. C’est-à-dire ce qui n’engage pas : la légèreté, l’insoutenable légèreté. L’amour hérétique se nourrit exclusivement de bavardages  (parce qu’il ne survivrait pas au pénible mutisme[23]) mais jamais d’une parole. Cela fait trop mariage. Et le mariage est un fardeau. Pourtant, seul le mariage leur donnerait de sortir de l’intention, d’émonder cette intention et de se déterminer hors de l’oubli. Dans l’Insoutenable légèreté de l’être, Kundera affirmait déjà : « L'absence totale de fardeau fait que l'être humain devient plus léger que l'air, qu'il s'envole, qu'il s'éloigne de la terre, de l'être terrestre, qu'il n'est plus qu'à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu'insignifiants.»[24] Les hérétiques frivoles s’envolent vers des sortes de limbes oniriques.

 

 

Jean-Marc et Chantal glissent subrepticement mais inéluctablement dans le cauchemar. Et ce, sans même que le lecteur s’en rende compte, grâce au talent de Kundera. C’était comme logique. Ils s’assoupissent dans l’onirisme ménopausé, dans le rêve défendu d’une femme : salace et absurde. Les visages se confondent[25], les noms s’oublient. Chantal se retrouve quand même nue devant un vieillard Britannique (et néanmoins pervers) qui l’appelle Anne. Les images se succèdent. Chantal se travestit en une poupée psychédélique[26]. Jean-Marc court, il se raccroche à la vie[27], il vole au secours des angoisses secrètes de son amante… sans la jamais réussir à l’atteindre ; étonnant, non ?[28]  Il faut dire qu’un inconnu a cloué toutes les portes.

 

Sans se presser[29], nous sommes revenus à la situation quasi finale du livre ; vous y aurez reconnu la situation initiale de l’article : les héros semblent avoir perdu jusque leur nom. Je vous encourage à reprendre la lecture de cet article à son début.

 

 

***

 

 

Avec ceux qui ne se sont pas laissés prendre par cette astuce vieille comme le monde, revenons sur la problématique de l’identité. Contrairement à ce que tout un chacun pourrait penser, le rêve est ici salvateur, il inclut sa propre réaction immunitaire. Le rêve est tel le vaccin de l’âme : il révèle les angoisses, pousse l’absence de sens à son paroxysme, raccroche le passé effacé au présent.[30] Le rêve nous  prévient de la rêverie hérétique. Et puis surtout, du véritable rêve, il est possible de se réveiller. Nos héros auront cette chance ; contrairement à F. qui décrit son coma comme un cauchemar sans fin, sans cri.[31] Il mourra quelques jours après son entrevue avec Jean-Marc, avec comme seul bien une lettre de son prénom.

 

Pourquoi cette différence de vaccination, de traitement ? Pourquoi F. meurt ? Pourquoi le couple se réveille ? Parce que la posologie a été administrée par celui qui rêvait d’être médecin[32] : Jean-Marc. Au premier, il dit en substance : « je refuse que tu te serves de mon amitié pour te rechercher, pour te retrouver à travers le passé que nous avons partagé. »[33] Jean-Marc lui refuse toute consistance et le condamne au rachitisme in-identitaire. A la seconde, le marginal s’offre : il permet à Chantal de le regarder[34], à la lumière de la lampe de chevet.

 

Jean-Marc retrouve son identité en s’exposant au monde et Chantal en recouvrant[35] sa confiance filiale envers son amant. Chantal admet que son bonheur dépend de l’offrande de Jean-Marc. Parce qu’ils s’aiment, ils se réalisent dépendants d’autrui et retrouvent leur rang, leur identité dans l’univers.

 
 
+ Bago +
 

[1] L’identité, Milan Kundera, éditions Gallimard, 2000, ch. 49, p. 202

[2] Ibid, ch. 47, p. 198

[3] Ibid, ch.19, p. 78 : « Il est impossible d’avoir un enfant et de mépriser le monde tel qu’il est, parce que c’est dans ce monde que nous l’avons envoyé. C’est à cause de l’enfant que nous nous attachons au monde, pensons à son avenir, participons volontiers à ses bruits, à ses agitations, prenons au sérieux son incurable bêtise. Par ta mort, tu m’as privée du plaisir d’être avec toi, mais en même temps tu m’as rendue libre. Libre dans mon face-à-face avec le monde que je n’aime pas. Et si peux me permettre de ne pas l’aimer, c’est parce que tu n’es plus là. »

[4] Ibid, ch. 27, p. 108-109

[5] Ibid, ch. 16, pp. 62-64

[6] Ibid, ch. 36, p. 108-109

[7] Ibid, ch. 10, p. 39 ou encore ch. 36, p. 152

[8] Ibid, ch. 36, p. 152

[9] Ibid, ch. 5, p. 22 : « Les hommes se sont papaïsés. Ils ne sont pas pères mais juste papas, ce qui signifie pères sans autorité de père. »

[10] Ibid, ch. 34, p. 140

[11] Ibid, ch. 11, pp. 44-45

[12] Ibid, ch. 13, p. 53

[13] Ibid, ch. 10, p. 43 : «[…] notre religion, c’est l’éloge de la vie. » ; ch. 34, p. 143 : « […] j’aime la vie ! » ; ch. 43 p. 178

[14] Ibid, ch. 22, p. 87

[15] Ibid, ch. 34, p. 143

[16] Ibid, ch. 6, p. 26

[17] Ibid, ch. 1, p. 11 : « […] elle n’aime pas manger seule ; ah, ce qu’elle déteste cela, manger seule ! »

[18] Ibid, ch. 11, p. 46

[19] Ibid, ch. 11, p. 46

[20] Shopenhauer, Essai sur les femmes

[21] L’expression est de François Ricard, postface de l’Identité

[22] Ibid, ch. 14, p. 55

[23] Ibid, ch. 26, p. 105

[24] Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, éditions Gallimard, collection Folio, 1989, p. 15

[25] Ibid, ch. 2, p. 13

[26] Thierry Hazard

[27] Daniel Balavoine

[28] Pierre Desproges

[29] Zorro

[30] Ibid, ch. 2, p. 14 « Ce qui l’a troublée tellement, pense-t-elle, c’est la suppression du temps présent opéré par le rêve. Car elle tient passionnément à son présent que, pour rien au monde, elle n’échangerait ni avec le passé ni avec l’avenir. C’est pour cela qu’elle n’aime pas les rêves : ils imposent une inacceptable égalité des différentes époques d’une même vie, une contemporanéité nivelante de tout ce que l’homme a jamais vécu ; ils déconsidèrent le présent en lui déniant sa position privilégiée. »

[31] Ibid, ch. 3, p. 17 : « Seulement, dans la vie, un cauchemar, ça finit vite, tu te mets à crier et tu te réveilles, mais moi, je ne pouvais pas crier. Et c’était ça le plus terrible : ne pas pouvoir crier. Être incapable de crier au milieu du cauchemar. »

[32] Ibid, ch. 22, p. 86

[33] Ibid, ch. 4, p. 20 : « voilà la vraie et seule raison d’être de l’amitié : procurer un miroir dans lequel l’autre peut contempler son image d’autrefois qui, sans l’éternel bla-bla de souvenirs entre copains, se serait effacée depuis longtemps. »

[34] Ibid, ch. 51, pp. 206-207

[35] Elle avait en effet perdu sa confiance en Jean-Marc (Ibid, ch. 29, p. 118 : « Une seule réponse s’impose : il veut la piéger »).



19/09/2011
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